Whaou.
Octobre 2025, le Prix Nobel d'Economie est attribué aux chercheurs Philippe Aghion (France), Peter Howitt (Canada) et Joel Mokyr (Etats-Unis & Israël).
C'est le 2ème prix Nobel d'économie qui récompense des travaux sur l'innovation !
Le premier d'entre eux, c'était avec Daniel Kahneman, en 2002, pour ces travaux sur la fixité fonctionnelle / les heuristiques de jugement, c'est à dire tout ce qui nous empêche de sortir de notre boite de pensée habituelle. J'en ai déjà parlé ici, et c'est un sujet que j'aborde tout le temps en conférence innovation.
Voici un condensé des théories de Philippe Aghion, personnalité assez clivante, histoire de pouvoir en parler pendant les dîners sans l'avoir lu ;) - plus quelques références pour aller plus loin.
L'innovation c'est son obsession
Quand j’ai découvert le travail de Philippe Aghion il y a quelques années, j’ai été frappé par l’intensité de sa conviction : l’innovation, ce n’est pas un mot à la mode pour lui, un concept valise, c’est le moteur du progrès tant économique que social.
Pour lui, toute croissance durable doit passer par ce que Schumpeter appelait la destruction créatrice : l’idée que le nouveau remplace l’ancien, que le progrès se fait par renouvellement, non par conservatisme.
L’origine de sa théorie
Avec Peter Howitt, Aghion a mis en équations cette intuition dans A Model of Growth Through Creative Destruction (1992). Leur modèle montre que les entreprises à la frontière technologique gagnent des rentes d’innovation (des profits liés à leur avance) mais que ces rentes ne doivent pas durer éternellement. Sinon, les nouveaux entrants n’auraient aucune chance. Ce mouvement perpétuel d’innovateurs successifs rend l’économie dynamique selon eux.
Dans ce cadre, les firmes sont hétérogènes : certaines innovent, d’autres suivent. Le progrès se fait par vagues : innovation → obsolescence → renouvellement. C’est le cœur du processus de destruction créatrice qu'il décrit. (voir par exemple ses cours d’Aghion au Collège de France sur la destruction créatrice)
Tout est affaire de dosage entre incitation et concurrence
Aghion n’est pas un idéologue : il sait que les incentives peuvent déraper. Pour lui, l’État doit donc agir comme un stratège, pas comme un “planificateur intégral”. Il recommande des incitations ciblées (crédit d’impôt recherche, subventions sélectives, capital-risque, etc.) pour stimuler la prise de risque, sans pour autant favoriser les monopoles. Il met en garde contre le basculement :
« Certains “superstar firms” risquent de dominer et d’étouffer l’entrée de nouveaux innovateurs. »
Dans une conférence innovation, ce type de message retentit toujours fortement : il illustre l’enjeu de protéger l’écosystème des innovateurs émergents. Il formalise aussi la relation entre concurrence et innovation : jusqu’à un certain seuil, la concurrence stimule l’innovation, mais au-delà, elle peut devenir trop brutale et décourager l’effort de long terme (= la relation en U inversé).
Empirisme & validation sur le terrain
Pour Aghion, la théorie ne vit que si elle est confrontée aux données.
Il observe les flux de créations et disparitions d’entreprises, la mobilité de capital entre firmes, la diffusion technologique. Il s’intéresse à la façon dont les rigidités institutionnelles, la réglementation, la structure de propriété affectent la capacité d’un pays à faire vivre la destruction créatrice.
Par exemple, dans Le Pouvoir de la destruction créatrice, il explique comment les révolutions technologiques peuvent mettre du temps à produire des effets macroscopiques, mais qu’elles ne provoquent pas nécessairement un chômage de masse, contrairement aux idées reçues.
Dans ses interventions, il distingue classiquement ce qui est une “aide” (subvention, soutien direct) de ce qui est un allégement ou avantage fiscal. Intéressant comme approche pour éviter les confusions dans les débats sur les politiques publiques.
Une voix publique et une vision politique
Au-delà des modèles, Aghion est un acteur intellectuel clairement engagé.
Il appelle l’Europe à ne pas rater le virage technologique, à structurer une véritable politique de l’innovation (ARPA européen, écosystèmes financiers, marchés du capital-risque, etc. et il ya beaucoup à faire !). Et il critique les blocages réglementaires, les marchés fragmentés, le manque d’un cadre institutionnel favorable à l’innovation. Il ne s'en prive pas dans la presse, par exemple ici.
Dans ses interventions publiques, il rappelle régulièrement que l’innovation ne se décrète pas : elle dépend de l’architecture institutionnelle, des incitations, de la concurrence ouverte. Il plaide donc pour des réformes fines plutôt que des grands discours.
Pour aller plus loin : ressources
- Le Pouvoir de la destruction créatrice — Aghion, Antonin & Bunel : synthèse contemporaine de sa pensée sur l’innovation et les défis futurs
- Le cours “La destruction créatrice” du Collège de France (PDF)
- L’ouvrage The Economics of Growth (Aghion & Howitt) pour comprendre le modèle fondateur
- Les travaux empiriques sur la relation innovation / réglementation / propriété, accessibles via RePEc ou Google Scholar
- Les publications récentes (avec Van Reenen, Bergeaud, etc.) sur l’innovation et la régulation